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Je me suis souvent demandé pourquoi tata Oïma avait supporté les agissements de Yaeko alors qu’elle se montrait si sévère pour tout le reste. Bien sûr, elle avait le souci de sauvegarder l’harmonie et le prestige de l’okiya, mais aussi, je pense, de ménager cette femme qui, après tout, était ma sœur de sang, la sœur de l’atotori.

Mère Sakaguchi, en revanche, estimant la punition de tata Oïma beaucoup trop indulgente, convoqua Yaeko et lui déclara :

— Je vous défends de danser en public pendant trois ans. J’en ai déjà informé maîtresse Aiko. En outre, jusqu’à nouvel ordre, vous êtes bannie de notre cercle. Vous n’avez pas le droit de franchir notre seuil ni celui des okiya qui nous sont associées. Nous ne voulons rien avoir à faire avec vous. Plus de petits cadeaux. Plus de gentilles visites, même pour le Nouvel An... Ah, autre chose... Je vous défends d’approcher Mineko. Vous êtes délestée de vos devoirs de grande sœur, même si vous en conservez le titre.

Cette dernière trouvaille était habile, puisqu’elle neutralisait la capacité de nuisance de Yaeko sans salir le nom que nous partagions.

La vie auprès de mère Sakaguchi s’avéra pour moi fort instructive. Femme de pouvoir à l’entregent merveilleux, elle recevait un flot presque ininterrompu de visiteurs en quête, qui d’une recommandation, qui d’un appui, qui d’un conseil.

Elle était fille de Gion-Kobu jusqu’au bout des ongles, l’enfant biologique et l’atotori légitime de la propriétaire de la prestigieuse okiya Sakaguchi, réputée pour son ohayashi, un orchestre de tambours à main et à baguettes dont elle devint vite une virtuose.

Promue geiko à un très jeune âge, elle fit en sorte de favoriser l’indépendance de ses « petites sœurs » afin de pouvoir se consacrer à la musique. Talentueuse comme elle l’était, elle gravit à toute allure les échelons, et on lui conféra l’exclusivité dans l’enseignement de certaines danses ainsi que le titre de koken, accordé seulement à cinq familles de Gion-Kobu.

La koken est entre autres responsable du choix de l’iemoto. Cette dernière n’est désignée qu’une fois en deux ou trois générations, dès lors qu’il y a rupture dans la filiation, c’est-à-dire quand l’iemoto n’a pas d’héritière directe. En l’occurrence, Inoue Yachiyo IV, ma maîtresse à danser, devait son élection à mère Sakaguchi.

Cette dernière avait dix ans de moins que tata Oïma, ce qui lui faisait dans les quatre-vingts à l’époque où j’emménageai chez elle. Je passai près d’un an et demi auprès de cette vieille dame encore pleine de sève qui dirigeait son petit monde avec un soin et une attention dont je fus la première à bénéficier.

Mon déménagement ne bouleversa en rien ma routine. J’allais toujours à l’école le matin, et l’après-midi je dansais. Seul changement notable : je dus par la force des choses renoncer à téter le sein de Kuniko ou de tata Oïma avant de m’endormir.

Je travaillais bien à l’école. J’étais en cinquième. Un jour, mon maître, que j’aimais beaucoup, tomba malade. On l’hospitalisa. Encore sous le coup de la mort de Masayuki, j’étais terrifiée à l’idée que le même sort l’attendait. Je harcelai si bien notre directeur qu’il finit par me glisser un bout de papier avec son adresse.

Je persuadai ensuite mes camarades de classe de fabriquer un « plié de mille grues »  – ce grand oiseau échassier est au Japon un symbole de bon augure et le chiffre mille fait écho à la tradition qui veut qu’une grue puisse vivre mille ans. Malgré les hauts cris du remplaçant, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf grues en origami naquirent de nos doigts en l’espace de trois jours. Enfilées sur une ficelle, elles formèrent un mobile qui, dans notre esprit, devait aider notre cher maître à guérir. Après quoi seulement l’une de nous plia la dernière grue, la millième : celle que le malade ajouterait au mobile une fois rétabli. Comme je n’avais pas le droit de traverser la rue Shijo, mes camarades allèrent sans moi lui livrer notre œuvre.

Il revint deux mois plus tard et nous distribua à toutes des crayons en remerciement de notre geste. J’ai rarement éprouvé un tel soulagement : il n’était pas mort.

 

Je ne retournai vivre à l’okiya Iwasaki qu’à la rentrée de ma troisième.

En mon absence, le contrat de six ans que Tomiko avait signé avec l’okiya était arrivé à expiration. Elle aurait pu continuer à pratiquer le métier de geiko de manière indépendante, quoique sous la direction de tata Oïma, mais elle préféra se marier, comme elle en avait le droit.

En qualité de geiko sous contrat, Tomiko était demeurée une Tanaka et, à ce titre, on l’avait encouragée, contrairement à moi, à entretenir des liens avec mes parents et notre fratrie en leur rendant des visites régulières. C’est ainsi que le fiancé de ma sœur Yoshiko lui avait présenté son futur mari.

Tomiko me manquait, mais j’étais quand même contente d’être rentrée à la maison. Et puis je me faisais une fête du voyage scolaire de fin d’études qui se profilait à mon horizon de lycéenne : nous irions à Tokyo ! Une semaine avant le départ, j’eus très mal au ventre. En allant aux toilettes, je constatai que je saignais. Je devais avoir moi aussi ces fameuses hémorroïdes dont on souffrait dans la famille. Mais que faire ? Comme mon séjour aux W-C se prolongeait de façon anormale, Fusae-chan, une apprentie maiko, me demanda à travers la porte ce qui se passait. Je réclamai tata Oïma.

— Mine-chan, dit tata Oïma, qu’est-ce que tu as ?

— Oh, c’est hoooooorrible... Je saigne.

— Cela n’a rien d’horrible, Mineko. C’est très bien, au contraire.

— C’est bien d’avoir des hémorroïdes ?

— Mais non, c’est bien d’avoir tes règles.

— Mes quoi ?

— Règles. C’est tout ce qu’il y a de plus normal. On ne t’a pas appris ça à l’école ?

— On nous a dit quelque chose, oui, mais il y a longtemps.

 À priori, vivre au sein d’une société exclusivement féminine devrait préparer naturellement à cette étape de la vie. Mais non, on ne parlait jamais de ces choses-là.

— Kuniko va t’apporter ce qu’il faut.

Et, à mon grand embarras  – car quelle jeune fille aime voir répandre ce genre de détail intime sur sa personne ? –, elles en firent tout un plat. Tata Oïma commanda un repas de fête. Au tout-Gion qui défilait pour présenter ses félicitations, nous distribuions des bonbons appelés ochobo, petites boules surmontées d’un chapeau rouge comme un téton.

 

Cette même année, Yaeko remboursa la totalité de ses dettes, d’une part à tata Oïma pour son prêt de 1952 et d’autre part à Vieille Sorcière pour celui de sa maison en 1962. Tata Oïma à son tour rendit les sommes qui lui étaient ducs à mère Sakaguchi.

En guise d’intérêts, Yaeko offrit à Vieille Sorcière une boucle d’obi en améthyste qu’elle eut l’indélicatesse d’acheter dans une boutique où nous allions tout le temps, de sorte que, forcément, nous en connaissions le prix. Vieille Sorcière était hors d’elle et, au lieu d’arranger les choses, ce cadeau confirma la vulgarité de Yaeko et son incapacité à comprendre le fonctionnement du karyukai.

Moi-même, je commençais à commettre quelques infractions à la règle. Quoi de surprenant ? J’avais quatorze ans. En cachette, je m’inscrivis au club de basket de mon école.

Ce ne fut pas une mince affaire. Il m’était strictement interdit de pratiquer quelque sport que ce soit, de peur que je ne me blesse. Je racontai donc à Vieille Sorcière que je m’étais inscrite dans un atelier de composition florale.

J’adorais le basket. Mes années de danse ayant aiguisé ma concentration et mon sens de l’équilibre, je me révélai une joueuse pleine de talent. Cette année-là, mon équipe termina classée deuxième au tournoi.

Vieille Sorcière ne découvrit jamais le pot aux roses.

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